L’exécutif réforme la protection sociale en douce

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Secu 25 01 2019
A Paris, le 15 mars 2018, lors de la journée d’action nationale des retraités, venus défendre leur pouvoir d’achat
touché par la hausse de la CSG. Photo Denis Allard. REA

Alors que les consultations sur les retraites ont repris lundi, le sociologue Jean-Claude Barbier s’inquiète de voir le modèle social français, fondé sur la réciprocité et le collectif, céder la place à un système d’assurance individuelle à l’anglo-saxonne.

  • «L’exécutif réforme la protection sociale en douce»

Nouvelle réforme de l’assurance chômage, big-bang des retraites et réflexion autour du «revenu universel d’activité»… Sur le papier, l’année 2019 est chargée en modifications du système social français. Lundi, les partenaires sociaux ont rencontré le haut-commissaire chargé de la réforme des retraites, Jean-Paul Delevoye, entamant ainsi de nouvelles consultations avant la présentation d’un projet de loi annoncé entre les élections européennes du 26 mai et la pause estivale. Sociologue et directeur de recherche au centre d’économie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Jean-Claude Barbier met en garde contre un changement du système d’assurance français pour aller vers une protection individuelle à l’anglo-saxonne.

«  Au départ, les gilets jaunes se sont mobilisés contre une hausse de taxe, certains se plaignaient d’un trop-plein d’impôts… Cela menace-t-il, à terme, notre modèle de protection sociale ? »

Je ne pense pas. L’impôt est par nature quelque chose de simple : n’importe quel citoyen comprend qu’on lui prélève de l’argent pour en recevoir par ailleurs. En revanche, la vraie question qui se pose est celle de la justice fiscale. Les lois de finances françaises - et encore, ça s’est amélioré ! - sont très compliquées. Résultat, les gens voient ce qu’ils paient en impôts mais pas ce qui en est fait. C’est notamment ce qui s’est passé avec les hausses (annulées) de taxes sur les carburants : le gouvernement n’a pas été capable d’être clair sur ce qu’il allait réellement mettre dans la transition écologique. C’est une question de confiance. Il faut qu’il y ait de la réciprocité, et c’est justement la base de la protection sociale : nous sommes un collectif, certains apportent des ressources, certains seulement de temps en temps, et pratiquement tout le monde reçoit à un moment de sa vie. C’est cet équilibre qui crée la confiance. Je ne crois pas en une révolte française contre les impôts. En revanche, la rupture des équilibres a entamé la confiance.

« Avoir supprimé des cotisations salariales sur la maladie et le chômage pour soutenir le pouvoir d’achat, qu’est-ce que cela dit de notre futur modèle social ? »

C’est le début d’un changement majeur de notre système d’assurance. Je crains qu’en ayant choisi de supprimer les cotisations chômage payées par les salariés, même si l’Etat compense pour l’instant cette somme par la CSG, on finisse par ne plus avoir d’assurance chômage du tout. C’est l’aboutissement d’une croyance politique (et non économique) solidement établie : les cotisations sociales augmentent le coût du travail, donc découragent l’embauche. Ce n’est pas faux par principe mais ça ne veut pas dire que quand on diminue les cotisations, la création d’emploi est au rendez-vous. Rappelez-vous les fantaisies de l’ex-président du Medef, Pierre Gattaz : les baisses de cotisations ne se sont pas traduites par des créations massives d’emplois…

«  Comment décrire le système français ? »

Il est composé d’un ensemble d’acteurs et de secteurs dont le plus important est l’assurance. Et l’assurance, c’est la Sécurité sociale. Notre histoire de la protection sociale s’est créée sur la base d’une combinaison entre les revendications ouvrières et le travail de réformistes. On oublie trop souvent que ce sont de grands commis de l’Etat, des intellectuels, des philanthropes, qui ont aussi permis l’avènement de la protection sociale française à la fin du XIXe siècle. De grands penseurs, en France mais aussi dans d’autres pays européens, ont travaillé sur les moyens de faire fonctionner une société en train de se rénover mais qui peut toujours potentiellement exploser. Un des moyens trouvés contre ce risque, c’est la protection sociale. A l’époque, on appelle ça «la question sociale», c’est-à-dire la capacité sociale de faire en sorte que les gens aient non seulement accès au vote mais soient aussi des individus complets, participant à la démocratie comme au système social en termes de richesse et de sécurité.

La protection sociale est un système qui fait interagir le politique, l’économique et les familles. C’est le résultat de plus de cent ans de construction. C’est une institution, on ne peut pas la découper en «programmes».

« La protection sociale française a-t-elle besoin d’être réformée ? »

Contrairement à l’idée répandue chez nos gouvernants, notre système n’est pas «à bout de souffle». Dire que «ça ne marche plus» est une vilenie de certains ennemis de la protection sociale. Les mêmes nous expliquent que le salariat n’existe plus ou que la technologie oblige à changer de métier plusieurs fois dans sa vie, alors que la proportion de personnes en CDI qui gardent leur emploi longtemps n’a jamais été aussi élevée… Notre système est soutenable et adaptable. Mais il doit incontestablement être réformé. Parce que la population augmente et - c’est un succès ! - que nous vivons plus vieux. Les techniques de soin deviennent plus sophistiquées, informatisées, en conséquence elles coûtent plus cher. Il faut donc arbitrer : comment peut-on faire plus, mieux, mais avec moins ? Comment maîtriser et réduire les coûts ? Il faut chasser les dépenses inutiles et les juger en fonction de leur qualité. Cette réforme est engagée depuis longtemps, contrairement à ce qu’on dit sur une France prétendue irréformable.

« Les propositions de réforme de l’exécutif vont-elles dans le bon sens ? »

Le gouvernement réforme la protection sociale en douce. Je n’ai vu ça dans aucun pays. Le contraste est total avec, par exemple, ce qui s’est fait au Danemark. Là-bas, à la fin des années 90, ils ont travaillé pendant un an et demi sur une réforme systémique et publié 1000 pages sur Internet avec des synthèses compréhensibles pour les citoyens.

Pour Emmanuel Macron, ce nouvel Etat-providence doit être «émancipateur, universel, efficace, responsabilisant, c’est-à-dire couvrant davantage, protégeant mieux, s’appuyant aussi sur les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous». Que comprenez-vous à cette phrase ?

Qu’il est en train de vendre son affaire… Pour les néolibéraux, la protection sociale n’est efficace que si les prestations individuelles sont encadrées par des incitations à travailler. Pour eux, le marché est le meilleur endroit, le plus efficace pour cela. Avec Emmanuel Macron, je redoute notamment la destruction de l’assurance chômage. Bientôt, les partenaires sociaux n’auront plus d’autonomie pour fixer le niveau des prestations. Leurs négociations au sein de l’Unédic, organisme de gestion paritaire, étaient certes déjà encadrées par l’Etat, mais on assiste désormais à un basculement du pouvoir des partenaires sociaux vers le pouvoir étatique. A terme, ce que je redoute, c’est la fin de la logique assurantielle du chômage, remplacée par un système d’assistance financé par la CSG, et de fait par l’impôt. On va directement vers le modèle britannique, c’est-à-dire une prestation unique pour tout le monde, sans condition de ressources et seulement versée pendant six mois.

« Concernant les retraites, se dirige-t-on vers un système à la suédoise ? »

Il est clair que nous allons vers un système de comptes par points (voire notionnels). Mais sur le site de la réforme des retraites, il n’y a rien, si ce n’est des banalités comme «simplifier», «visibiliser», rendre le système «plus juste». Mais comment fait-on pour recalculer les droits acquis de ceux qui ont cotisé avec le régime actuel ? Rappelons qu’aujourd’hui, on a 43 systèmes ! On sait seulement que nous allons conserver le principe de la répartition et la formule «1 euro cotisé donne les mêmes droits dans un régime unique». Sauf que dans le système suédois dont on parle beaucoup, il y a certes un premier étage fidèle à ce principe, celui de la retraite de base, mais il y a aussi un deuxième étage, celui de la complémentaire, basé sur la capitalisation. Auquel s’ajoute par ailleurs un troisième niveau, celui de la retraite qu’on peut qualifier d’individuelle, qui repose sur des surcomplémentaires privées. Ce n’est donc pas d’une simplicité absolue. Par ailleurs, on connaît déjà les désavantages de ce système : il offre certes une stabilité impeccable car il repose sur un mécanisme d’autorégulation lié notamment à l’espérance de vie, mais aussi à la conjoncture. Du coup, lors de la crise, les pensions ont baissé. Aujourd’hui encore, en Suède, 30 à 40% des plus de 65 ans ont une pension de base proche du seuil de pauvreté, dont beaucoup de femmes.

« Le risque est donc d’aller vers un système où la pension de retraite ne serait plus qu’un filet de sécurité ? »

C’est le scénario catastrophe : le scénario britannique, c’est-à-dire celui d’un système essentiellement basé sur des retraites en capital privé. Ce qui est en train de se jouer, c’est le ratio entre la retraite de base et la complémentaire. Si la retraite de base, comme en Suède, représente autour de 40% et que le reste dépend de votre capitalisation, cela peut être soutenable. Mais à condition que personne ne soit en dessous du seuil de pauvreté. Sinon, on dérive vers le filet de sécurité.

« La logique est-elle la même sur les minima sociaux ? L’exécutif entend créer notamment un revenu universel… »

Cette réforme est totalement piégée. Il y a une ambiguïté sur l’idée d’«universalité». On est face à un mensonge politique organisé. Ce ne sera pas universel, mais sous condition de ressources. Avec un seul minima social, avec un seul seuil. Ce que le gouvernement a en tête, c’est de fusionner tous les minima sociaux tels qu’ils existent. Derrière la «simplification», l’idée est d’enlever tout ce qui différencie, ce qui est qualifié par certains de «corporatiste», et ainsi d’«universaliser» vers le bas. La logique sous-jacente, c’est qu’il y a beaucoup trop de gens qui ont droit à des aides. Rappelez-vous le discours du Président sur le «pognon de dingue» ! Pour lui, il faut que ces gens sortent des dispositifs pour aller vers le travail, ne serait-ce qu’en prenant un tout petit bout de travail, un petit bout de contrat.

« Allons-nous vers la fin de la protection sociale ? »

Je ne le crois pas. Cependant, si ce gouvernement parvient à continuer les réformes et s’il n’y a pas un rééquilibrage des acteurs sociaux autour de ses dossiers, nous allons vers une dégradation très importante de notre système. Est-ce que les syndicats vont continuer à se tirer dans les pattes ? Est-ce que FO va continuer à s’effondrer avec ces problèmes internes ? Est-ce que la CGT restera rigide ? Est-ce que le pouvoir actuel va réussir à déstabiliser la CFDT ? Il faut un regain du syndicalisme. Notamment sur la réforme des retraites, qui est la mère des batailles.

« Justement, allons-nous vers une protection sociale européenne ? »

Je n’y crois pas. Les gouvernements nationaux, qui sont simplement des gestionnaires voulant boucler leur budget, n’ont pas besoin de ça pour mettre en œuvre leur logique libérale. Certes, il y a des tendances communes entre les différents pays membres car, derrière, il y a une même logique de maintenir les dépenses en mettant en œuvre les solutions libérales. Mais ça s’arrête là.

Lilian Alemagna , Amandine Cailhol

Source(s) : Liberation.fr via Contributeur anonyme

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